Présentation au cercle des lecteurs de la Maison de la Méditerranée,du 11 février 2015 par Jean-Louis Verpeaux
En décidant de vous présenter le Chien d’Ulysse, je savais que ma tâche ne serait pas facile, car c’est un livre qui demande un effort particulier de son lecteur pour en sa saisir toute la richesse et la beauté tragique. Mais je pensais et je pense encore, que le jeu en vaut la chandelle et qu’il n’est pas trop difficile de convaincre lorsqu’on est convaincu soi-même.
Mais une seconde difficulté est apparue avec l’actualité la plus brulante qui a remis le terrorisme au cœur de nos préoccupations. Et le Chien d’Ulysse qui parle du terrorisme qui a ensanglanté l’Algérie dans les années 90 , nous oblige à réfléchir sur le fondamentalisme religieux, le fanatisme ,et sur les réponses qui peuvent lui être apportées par une société civilisée. Bien entendu, ce cercle des lecteurs, n’est pas le lieu pour engager une discussion sur des thèmes qui pourront faire l’objet de débats organisés par la Maison de la Méditerranée dans un autre cadre.
Aussi, je me limiterai ce soir, à une présentation littéraire de l’œuvre de Salim Bachi. Et ce sera l’occasion de vérifier que le propre des grands écrivains est de pouvoir exprimer, à travers une œuvre de fiction, la réalité d’une société dans toute sa complexité mieux que ne peuvent le faire des spécialistes de l’analyse sociale ou politique.
Salim Bachir est un écrivain algérien, né en 1971.Après une enfance algérienne, il poursuit des études de lettres à la Sorbonne à partir de 1995. Il publie en 2001, son premier roman, le Chien d’Ulysse qui est un grand succès critique et qui obtient le prix Goncourt du premier roman. Il bénéficie alors d’un séjour en résidence à la Villa Médicis à Rome et poursuit son travail de réflexion sur son pays, sur le terrorisme islamiste et le phénomène religieux dans un livre « Le silence de Mahomet » qui a soulevé beaucoup de polémiques.
Il a aujourd’hui 10 œuvres à son actif dont le dernier roman, Le Consul, vient d’être publié au début de l’année.
Il vit à Paris.
Son roman, Le chien d’d’Ulysse, est construit sur une structure apparemment simple puisque l’action se situe sur une seule journée , le 29 juin 1996. Cette date n’a pas été choisie au hasard : c’est le quatrième anniversaire de la mort du président Boudiaf assassiné le 29 juin 1992 à Annaba. Un personnage du roman, le journaliste Hamid Kaïm évoque cette mort comme le moment où le pays a basculé dans spirale du terrorisme, de la répression, des règlements de comptes.
« Le jour de la mort de Boudiaf, je sus qu’il n’y aurait plus rien à attendre de ce pays. » dit le journaliste.
C’est donc quatre ans plus, tard, au petit matin, qu’un jeune étudiant Hocine quitte la promiscuité de l’appartement familial et va entreprendre un périple de 24 heures dans sa ville , baptisée Cyrtha, et durant lesquelles, il va vivre diverses aventures avant de revenir chez lui où il sera seulement reconnu par son chien et tué par son père, l’ancien moudjahid qui toutes les nuits fait la chasse lucrative aux terroristes. Le chien de Hocine évoque Argos, le chien d’Ulysse, qui est le seul à reconnaître son maitre lorsque celui-ci revient à Ithaque après un périple de dix années à travers la Méditerranée. Par cette référence, l’auteur suggère que comme l’Odyssée avait pour ambition de raconter le monde antique, son livre a le projet de faire le portrait de l’Algérie.
Un dernier point. Si Salim Bachi s’est cru autorisé à réduire l’Odyssée à 24 heures, c’est qu’il avait un modèle illustre celui de James Joyces, un auteur Irlandais qui en 1922 publiait un énorme roman Ulysse, qui raconte sur une seule journée les pérégrinations de son héros, à travers la ville de Dublin. Ce roman qui n’est pas un grand succès de libraire, a eu un grand retentissement dans les milieux littéraires par la modernité de son écriture.
Mais j’arrête ici les références littéraires, il y a en d’autres dans le roman ; il était néanmoins de citer ces deux sources directes.
Ce matin-là donc, du 29 juin 1996, Hocine doit retrouver à la gare son ami Mourad, étudiant comme lui, pour aller à l’Université où ils ont rendez-vous avec leur professeur de littérature Ali Khan qui doit leur présenter son ami d’enfance, le journaliste Hamid Kaïm.
On fera aussi la connaissance de deux autres amis, Rachid Hchicha et Poisson, étudiants attardés, surtout interessés par le haschich. Par leur intermédiaire, Hocine et Mourad entreront en contact avec un officier de la police militaire, le commandant Smard qui tentera de les utiliser comme indicateurs. Mourad, la tête pleine de pensées érotiques tournées vers Amel, la femme de son professeur, rejette avec dédain cette proposition alors que Hocine accepte de rejoindre le policier plus tard dans la nuit dans une boite : » j’ai le goût du voyage poussé à son extrême : la recherche de la nouveauté au risque d’y perdre son âme. » dira-t’il pour justifier son attitude.
En début d’après-midi, Hocine et Mourad feront la sieste sous les eucalyptus du campus, leur sommeil hanté par des rêves érotiques Plus tard dans l’après-midi, les deux amis retrouvent à nouveau le journaliste Hamid Kaïm qui leur raconte l’histoire de leur pays : les émeutes du 5 octobre 1988 ou une partie de la jeunesse algérienne était descendue dans la rue, la répression féroce qui s’en est suivi et la récupération politique par le parti islamiste et les ambiguïtés du pouvoir en place qui exploite cette situation pour mettre en place un régime autoritaire. Le journaliste qui témoigne de cette réalité est torturé et menacé de mort.
Ici la fiction n’est que la chronique fidèle de l’histoire puisqu’il faut rappeler que c’est 120 journalistes qui ont été tués durant cette décennie. On se souvient particulièrement de la voiture piégée qui en février 1996 a fait 3 morts au journal « Le soir d’Alger. »
Nous continuons de suivre Hocine dans ses pérégrinations. En début de soirée, on le retrouve à l’hôtel Hashhash où il travaille comme veilleur de nuit mais à la suite d’un incident avec son patron, il est mis à la porte. Dans la rue, il tombe sur un clochard borgne, avatar du Cyclope, et là encore un incident dérisoire avec une patrouille de police le conduit au poste de police. Il en sera sauvé par un ami, ancien étudiant devenu policier Seyf. Celui-raconte son expérience à la brigade de répression du banditisme. La chasse aux terroriste, les interrogatoires, la corruption de la police, il ne cache rien de sa vie et il explique comment il s’est engagé dans cette vie pour lutter contre les islamistes qui envahissaient le campus. Comment et pourquoi, il a tué des enfants et pourquoi personne ne peut lui accorder de rédemption.
avant dernière étape du périple de Hocine, la boite de nuit Chems El Hamra où il a rendez-vous avec le commandant Smard des forces spéciales. L’architecture de l’établissement, qui semble s’enfoncer dans les entrailles de la terre sur plusieurs niveaux concentriques, évoque bien sûr les cercles de l’enfer de Dante mais aussi la grotte où la sorciere Calyspso, usant de ses charmes retiendra Ulysse durant sept années. Et ici, pour tenter Hocine outre le militaire corrompue, il y aura bien une belle jeune fille qui danse seule au milieu d’une dizaine d’hommes.
Mais tel Ulysse, Hocine accomplira son destin et reviendra chez lui et sera reconnu seulement par son chien et tué avec lui. .Même cet élément factuel peut être contesté.
Pour ceux qui auront déjà lu ce livre, vous vous serez vite rendu compte que je n’en ai pas fait un compte rendu fidèle. Je me suis efforcé d’introduire un peu d’ordre dans la chronologie du récit, un peu de cohérence dans les propos des personnages et de vraisemblance dans des situations purement imaginaires. Cependant j’ai eu tort car si le livre de Salim Bachir est réussi c’est à cause de ses outrances, ses incompréhensions, ses contradictions , bref tout ce qui fait le miracle de la littérature c’est à dire de créer de la vie avec des mots. Je pense que Salim Bachir y est parvenu en usant de tous les moyens du romancier : une imagination débordante qui lui fait confondre le rêve et la réalité ; la multiplication des points de vue, chaque personnage dirige le récit avec sa subjectivité et à l’intérieur d’une même scène deux réalités s’affrontent sans se rencontrer ; une langue, riche luxuriante, savante et triviale à la fois qui s’adapte à toutes les situations et donne corps aux émotions qu’elle exprime.
Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un art savant, qui connait toutes les techniques de son métier, que l’œuvre soit uniquement cérébrale. Au contraire c’est d’abord un livre d’émotion la plupart du temps violentes mais aussi tendres,et douces. Et les désordres de la construction ne font que suivre les désarrois des personnages.